Si vous êtes de passage à Saint-Pétersbourg, ne manquez pas le musée de l'Ermitage qui renferme la fameuse toile de Luca Giordano "L'Enlèvement d'Europe". Pour ceux qui l'ignorent, il représente le monde de l'adolescence insouciante et candide, dont la jeune femme sera bientôt arrachée.
Aujourd'hui, cette petite dame fortunée de santé fragile déciderait d'aller sanctionner son voisin septentrional. Plus sérieusement, l'Union européenne a projeté d'introduire de nouvelles restrictions antirusses sur le dossier syrien. Elle a échoué, un groupe de pays, l'Italie en tête, ayant réussi à repousser au mois de décembre l'initiative de la chancelière allemande Angela Merkel.
Or, pour quelles raisons sanctionnerait-on la Russie qui, rien qu'à voir les conséquences (en termes de migration et d'attentats) de la lutte antiterroriste lancée sous l'égide des Etats-Unis au Moyen-Orient, semble être la seule à pouvoir combattre Daesh et, de ce fait, sauver le Vieux Continent de la bacchanale wahhabite?
Sur le plan moyen-oriental, le discours des restrictions est né, il y a quelques jours, au moment de l'offensive russo-syrienne sur les djihadistes d'Alep. "Il y a eu une instrumentalisation des victimes civiles faite par des organismes qui défendent les terroristes du groupe Jabhat Fatah al-Sham (le nouveau nom du Front al-Nosra), nous a confié Pierre Lorrain, journaliste et écrivain français, spécialiste de l'URSS, du monde post-soviétique et de la Russie. Les quartiers chrétiens et ceux contrôlés par le gouvernement syrien sont bombardés par les djihadistes. Il y a des milliers de victimes dont le seul tort est de ne pas partager la foi extrémiste, mais cela ne produit pas de scandale international. En même temps, l'Arabie Saoudite et ses alliés lancent des offensives au Yémen et bombardent la population civile avec les bavures que l'on connaît. Cela ne pose non plus de problème. En revanche, la levée de bouclier en défense de population civile à Alep montre que les Occidentaux n'ont pas du tout intérêt à ce que le Front al-Nosra soit battu".
Dès lors que l'offensive de Mossoul est lancée, le discours des sanctions ne peut que disparaître. "Ce qui est en train de se passer à Alep, indépendamment de la trêve humanitaire, pourrait se reproduire à Mossoul, une ville de 1,5 millions d'habitants, poursuit Pierre Lorrain. Les Occidentaux qui soutiennent cette opération par leur aviation et des troupes au sol (en particulier, quelques troupes d'artillerie française), vont se retrouver, à partir du moment où il y a des victimes civiles, dans la même position que la Russie. Ils vont être accusés de massacres, de crimes de guerre. Que vont-ils faire? Est-ce que certains pays ne vont pas décréter des sanctions en disant qu'il fallait arrêter l'offensive? L'intérêt des Occidentaux est d'oublier complètement Alep, de manière à ne pas provoquer la même indignation internationale sur Mossoul."
Côté Russie, il est douteux qu'elle se sente piquée au vif par les bureaucrates bruxellois qui se désolidarisent d'elle. Pour la simple et bonne raison que Moscou pourrait envisager des contre-mesures asymétriques particulièrement dommageables:
Supposons que la Russie interdise le survol de la Sibérie. Les pertes des transporteurs occidentaux, contraints de rallonger les trajets en passant par le Pôle, seraient énormes, de même qu'augmenteraient les gains des compagnies aériennes émiraties, si l'on choisit de passer par le Sud.
On pourrait envisager l'annulation des contrats sur le matériel. L'aéronautique française, comment se passerait-elle du précieux titane russe? VSMPO, filiale du holding militaro-industriel Rostec, assure à lui seul 30% de la production mondiale, 40% des besoins de Boeing et 60% de ceux d'Airbus. Or, on trouve le titanium dans tous les appareils modernes, depuis les éléments de fuselage de l'A350 et les trains d'atterrissage du Boeing 787 jusqu'aux armatures de sièges.
Et si la flèche russe toucherait le talon d'Achille occidental qui sont les vols habités catapultés par Soyouz vers la Station spatiale internationale (ISS)? Vous n'êtes pas sans vous rappeler la boutade du vice-premier ministre russe Dmitri Rogozine: si les Etats-Unis voulaient envoyer leurs astronautes en orbites, ils pourraient utiliser un tremplin.
Le réexamen des contrats gaziers est la cerise sur le gâteau américain que partageraient aussi bien les Russes que les Européens.
Certes, "il serait déplacé" de répondre à toutes les menaces et les provocations américaines "en portant atteinte à nos relations avec les pays de la Communauté Européenne, le Japon, la Corée ou d'autres Etats. Ce ne serait ni judicieux, ni correct", a calmé André Klimov, sénateur, adjoint au président de la Commission des affaires étrangères de la Haute Chambre du Parlement de la Fédération de Russie. Et d'expliquer: "J'ai comme un pressentiment qu'après la fin des soubresauts de l'administration sortante d'Obama, on passerait vite l'éponge sur tous les engagements actuels des Etats-Unis avec leurs partenaires européens."
Il n'en reste pas moins que le tableau dépeint par Washington, que ce soit au niveau de la politique moyen-orientale désastreuse pour l'Europe ou au niveau des éventuelles contre-mesures russes, est loin du toile de Lucas Giordano. La divergence incite à réfléchir à ce qu'est aujourd'hui l'Europe à nos yeux. On a pu avoir l'illusion, à la fin de la guerre froide, que l'effondrement de l'URSS, concomitant de la défaite de Saddam Hussein en 1991, annonçaient l'avènement d'un "nouvel ordre mondial" prôné par George H. W. Bush, le triomphe des valeurs occidentales de la démocratie et de l'économie libérale (la "fin de l'Histoire" de Francis Fukuyama) et l'unification du continent européen (la "maison commune" de Mikhaïl Gorbatchev). Aujourd'hui, pouvons-nous voir en Europe, comme le faisait Giordano, l'expression d'une réalité culturelle, sociale et politique? N'est-elle pas plutôt une simple abstraction administrative, à l'image des motifs reproduits sur les billets de banque "impersonnels" qui ne font référence à aucun monument ni aucune œuvre d'art du patrimoine du Vieux Continent?
Depuis le Brexit, le schisme européen est évident. Les Etats-Unis ayant perdu leur pion insulaire, le clientélisme allemand et français est voué à s'affaiblir, voire à disparaître. On ne peut que faire des hypothèses sur ce que deviendrait l'Europe après le départ de Barack Obama, de François Hollande et d'Angela Merkel. Pourvu qu'elle reprenne le droit chemin!